Déclaration: 4 mai 2011

Discours prononcé devant le Conseil de sécurité des Nations Unies sur la situation en Jamahiriya arabe libyenne, en application de la résolution 1970 du Conseil de sécurité des Nations Unies (2011)


M. le Président,

1. J’ai l’honneur de présenter au Conseil mon rapport sur les activités menées par le Bureau du Procureur en application de la résolution 1970. Le 26 février dernier, vous avez à l’unanimité adopté la résolution 1970 qui déférait la situation en Libye à la Cour pénale internationale et soulignait que « les auteurs des attaques perpétrées contre des civils, y compris les attaques menées par des forces placées sous leur contrôle, d[evaient] être amenés à répondre de leurs actes ».

2. Le rapport qui vous a déjà été transmis pour examen décrivait en détails l’analyse factuelle et légale menée par mon Bureau en vue de la mise en œuvre de ce renvoi. Sur la base de cette analyse, nous avons décidé d’ouvrir une enquête le 3 mars dernier. Dans l’exécution du mandat que lui a donné le Conseil en vertu de la résolution 1970, le Bureau du Procureur doit respecter les normes imposées par le Statut de Rome : il doit établir la vérité sur les crimes qui auraient été commis en Libye en menant des enquêtes indépendantes et impartiales. C’est précisément ce que nous faisons.

3. Pour enquêter sur les crimes commis, mon Bureau a mené plus de 15 missions dans dix États différents. Au 26 avril dernier, 45 témoins directs des crimes avaient été entendus ou étaient en train de l’être, et plus de 569 documents avaient été rassemblés et examinés, y compris des vidéos et des photographies. Mon Bureau n’a entendu aucun témoin en Libye dans le respect de son obligation de protéger ses témoins.

4. La coopération apportée par les États et les organisations régionales et internationales conformément au paragraphe 5 de la résolution 1970 a largement contribué à faire avancer rapidement les enquêtes sur la Libye.

5. La Commission d’enquête instaurée par le Conseil des droits de l’homme collabore avec mon Bureau depuis sa création et a indiqué qu’elle était disposée à continuer de le faire. Elle est actuellement occupée à établir son rapport pour le Conseil des droits de l’homme qui devra être rendu avant la fin du mois de mai. Nous sommes impatients de prendre connaissance de ce rapport et des données recueillies par la Commission, lesquelles nous seront très utiles dans nos futurs travaux. Nous avons discuté avec le Président de la Commission des difficultés liées à la manifestation de la vérité lorsqu’un conflit armé fait rage et de l’importance des activités menées par cette Commission sur le terrain.

M. le Président,

6. Les éléments de preuve que nous avons recueillis viennent confirmer les craintes et les préoccupations exprimées dans la résolution 1970. Il y a deux mois, le Conseil de sécurité se déclarait « gravement préoccupé par la situation en Jamahiriya arabe libyenne, et condamna[i]t la violence et l’usage de la force contre des civils », regrettait « les violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme, notamment la répression exercée contre des manifestants pacifiques » et la « mort de civils ». La résolution 1970 dénonçait « sans équivoque l’incitation à l’hostilité et à la violence émanant du plus haut niveau du Gouvernement libyen » et considérait « que les attaques systématiques et généralisées actuellement commises en Jamahiriya arabe libyenne contre la population civile pou[v]aient constituer des crimes contre l’humanité ».

7. Les éléments de preuve recueillis par le Bureau du Procureur viennent confirmer cette constatation : ils donnent des motifs raisonnables de croire que des attaques généralisées et systématiques ont été lancées et continuent de l’être contre la population civile en Libye, y compris des meurtres et des actes de persécution équivalant à des crimes contre l’humanité. En outre, depuis la fin du mois de février, un conflit armé existe en Libye, et des informations pertinentes ont été reçues sur la perpétration alléguée de crimes de guerre. Les travaux de la Commission d’enquête seront d’une importance capitale pour faire pleinement la lumière sur les crimes commis pendant le conflit armé.

8. Je commencerai par décrire les actes équivalents à des crimes contre l’humanité qui ont fait l’objet d’enquêtes par mon Bureau. Les éléments de preuve montrent que les forces de sécurité ont systématiquement pris pour cible des manifestants pacifiques, selon le même mode opératoire à plusieurs endroits du pays. Ils montrent que les événements similaires survenus en Égypte et en Tunisie voisinnes ont incité les forces de sécurité libyennes à se préparer à l’éventualité de manifestations en Libye. Dès le début du mois de janvier, des mercenaires ont été recrutés et déployés en Libye.

9. Les incidents ont commencé les 15 et 16 février dernier. Les forces de sécurité ont arrêté deux avocats qui demandaient que justice soit faite pour les 1 400 victimes des massacres perpétrés dans la prison d’Abu Salim en 1996. Le 17 février, des milliers de manifestants pacifiques protestant contre ces arrestations se sont rassemblés sur la place entourant la Haute Cour de Benghazi. Les forces de sécurité auraient investi les lieux et tiré à balles réelles sur la foule, tuant ainsi de nombreux manifestants. Cet événement était le premier d’une série d’incidents similaires survenus dans différentes villes à travers la Libye.

10. En raison des efforts visant à dissimuler les crimes, il est difficile d’estimer le nombre précis de victimes mais, selon des renseignements crédibles, on dénombrerait, pour février seulement, entre 500 et 700 morts par balles. Une estimation est également difficile car les dépouilles ont été enlevées des rues et des hôpitaux. Les docteurs n’ont pas été autorisés à consigner le nombre de tués et de blessés admis dans les hôpitaux après le début des affrontements violents. Les forces de sécurité auraient été déployées dans les hôpitaux et auraient arrêté les blessés venus se faire soigner, le fait d’être blessé étant devenu la preuve de son opposition au régime. Or, défier l’autorité du régime est une infraction pénale au regard du droit libyen. Pour éviter des sanctions et échapper à la mort, de nombreux manifestants se sont donc fait soigner dans des maisons privées et n’ont pas emmené les blessés ou les tués dans les hôpitaux.

11. En outre, selon les informations rassemblées par mon Bureau, les civils de Tripoli et d’autres régions sous le contrôle du régime auraient été victimes de diverses formes de persécution. Des arrestations systématiques, des cas de torture, des meurtres et des disparitions forcées ont été rapportées à Tripoli, à Al Zawiyah, à Zintan et dans la région du Mont Nafoussa. Les victimes sont des civils qui ont pris part aux manifestations, qui étaient considérés comme opposants au régime ou qui ont parlé à la presse internationale, à des activistes et à des journalistes. De plus, des ressortissants égyptiens et tunisiens ont été arrêtés et déportés en masse car ils étaient accusés d’être associés au soulèvement populaire. Les mosquées où ils avaient l’habitude de prier ont été détruites.

12. Nous disposons d’informations pertinentes concernant la commission présumée de viols. Des personnes victimes de viols auraient été arrêtées et fait l’objet de harcèlement. Dans une affaire qui a fait grand bruit dans la presse internationale, une femme a expliqué qu’elle avait été violée par des forces de sécurité en raison de son association présumée avec les rebelles. Mon Bureau enquête actuellement sur ces allégations.

13. Plusieurs sources ont également signalé l’arrestation illégale, le mauvais traitement et le meurtre de civils africains sub-sahariens considérés à tort comme des mercenaires. Selon les informations disponibles, des manifestants en colère s’en sont violemment pris à des Africains sub-sahariens à Benghazi et dans d’autres villes et en ont tué des dizaines. Les nouvelles autorités en place à Benghazi auraient arrêté plusieurs Africains sub-sahariens mais on ignore s’il s’agit de travailleurs migrants innocents ou de combattants devenus prisonniers de guerre.

14. Parmi les allégations particulières de crimes de guerre figurent le recours à des armes non précises telles que des munitions à dispersion, des lance-roquettes multiples et des mortiers et d’autres types d’armes lourdes dans des zones urbaines densément peuplées, principalement à Misrata. Les forces de sécurité auraient également bloqué les ravitaillements humanitaires. Selon certaines sources, des civils auraient été utilisés comme boucliers humains et des prisonniers de guerre ou des civils auraient été torturés dans le cadre du conflit armé.

15. Les personnes tuées depuis le début du conflit se chiffrent en milliers. Selon l’ONU, on compterait parmi les déplacés environ 535 000 travailleurs migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, et 327 342 Libyens déplacés à l’intérieur de leur pays. Selon d’autres organisations, le nombre total de déplacés se chiffrerait à 475 000.

16. La Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Mme Navi Pillay, la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies pour les enfants et les conflits armés, Mme Radhika Coomaraswamy, et la Représentante spéciale chargée de la lutte contre les violences sexuelles dans les conflits armés, Mme Margot Wallström, ont toutes clairement évoqué les crimes qui auraient été perpétrés.

M. le President,

17. Je concluerai en précisant les démarches qu’il convient maintenant d’entreprendre :

18. En application du Statut, j’ai le devoir de concentrer les enquêtes et les poursuites sur les personnes qui portent la plus grande part de responsabilité pour les crimes les plus graves, sur la base des éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête. Il s’agit notamment des personnes qui ont ordonné, incité, financé ou planifié la commission des crimes reprochés.

19. Ainsi, en exécution du mandat que le Conseil de sécurité m’a confié par sa résolution 1970, j’entends présenter une affaire devant la Chambre préliminaire de la CPI.

20. Je demanderai aux juges de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre de trois personnes susceptibles de porter la plus grande part de responsabilité pénale pour les crimes contre l’humanité commis sur le territoire de la Libye depuis le 15 février 2011.

21. Dans tous les incidents que j’évoquerai devant les juges, les victimes qui ont été prises pour cible par les forces de sécurité étaient des civils non armés, et aucune information ne fait état d’une quelconque attaque contre les forces de sécurité. À l’appui de sa cause, mon Bureau a rassemblé différents types d’éléments de preuve : nous disposons d’au moins deux témoins oculaires pour chaque incident, de documents et, dans certains cas, les faits ont pu être corroborés par des photographies ou des séquences vidéo.

22. Si nécessaire, d’autres affaires seront ouvertes, prenant en compte l’ensemble des crimes, y compris les crimes de guerre, qui ont auraient été commis par les diverses parties dans le cadre de la situation en Libye. J’en informerai le Conseil de sécurité à l’avance.

23. La Chambre préliminaire pourra alors décider de faire droit à ma requête, de la rejeter ou de demander à mon Bureau des éléments de preuve supplémentaires. Au cas où les juges décideraient de délivrer des mandats d’arrêt, les autorités territoriales seront principalement responsables de leur exécution.

24. Mon Bureau attend que les représentants du régime à Tripoli se prononcent sur la question des mandats d’arrêt. Le Conseil national de transition s’est engagé à exécuter tout mandat d’arrêt et a sollicité la coopération de la communauté internationale.

25. L’arrestation des personnes qui ont ordonné la commission des crimes reprochés aujourd’hui contribuera à la protection des civils en Libye. Elle aura un effet dissuasif sur les personnes qui se livrent actuellement à des crimes, en mettant hors d’état de nuire les responsables qui ont ordonné la commission des crimes et en adressant un message clair à d’autres criminels en puissance, en Libye et dans d’autres situations, à savoir que la communauté internationale ne tolèrera pas l’impunité.

26. Ces arrestations ne pourront être menées à bien sans un minimum de planification et de préparation, ce qui requiert un certain temps. C’est pourquoi la communauté internationale doit d’ores et déjà prendre des mesures en vue de faciliter la planification.

27. Comme l’a dit le Secrétaire général des Nations Unies à Kampala, « maintenant que la CPI est créée, il n'y pas de retour en arrière possible. Cette nouvelle ère de responsabilité globale annonce la fin de l’impunité pour ceux qui ont commis les crimes les plus graves ».

Merci pour votre attention.

Source: Bureau du Procureur | Contact: [email protected]