Déclaration du Procureur de la CPI, Karim A. A. Khan KC, au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies à propos de la situation au Darfour, en application de la résolution 1593 (2005)
Monsieur le Président, je vous remercie de me donner la possibilité d’informer à nouveau le Conseil à propos de la situation au Darfour. Je voudrais saisir cette occasion pour exprimer ma gratitude au représentant permanent du Soudan que j’ai eu l’occasion de rencontrer hier.
Monsieur le Président, Excellences, 90 jours se sont écoulés depuis le 15 avril, date à laquelle d’intenses combats entre les Forces d’appui rapide et l’armée soudanaise ont éclaté à Khartoum, avant de se propager dans une grande partie du Soudan, y compris au Darfour.
Disons-le clairement, le risque est grand, ainsi qu’en attestent les signalements toujours plus nombreux qui nous parviennent, de voir ce Conseil et la communauté internationale dans son ensemble, permettre que l’histoire, celle-là même qui l’a contraint en 2005 à déférer la situation du Darfour à la CPI, ne se répète. En ce moment même, des femmes et des enfants, des garçons et des filles, des personnes âgées et des jeunes craignent pour leur vie et vivent dans l'incertitude. Nombreux sont ceux dont les maisons ont été incendiées et qui, à l'heure où nous parlons, ne savent pas de quoi la nuit sera faite et quel sort les attend demain.
Cet exposé de la situation n’est en rien exagéré ou voué à attiser la polémique. Il est le résultat d'une évaluation objective réalisée à partir d'une multitude de sources. Aujourd'hui même, Monsieur le Président, le Haut-Commissariat aux droits de l'homme a publié un rapport faisant état d’allégations de meurtre concernant 87 membres de l'ethnie massalit, prétendument par les Forces d’appui rapide et les membres de leurs milices alliées au Darfour-Ouest. Une enquête a été ouverte par mon bureau sur ces allégations.
Nous ne sommes pas au bord d'une catastrophe humaine, mais bien dans ses prémisses. Elle est en train de se produire.
Mon analyse, mon souhait et mon conseil sont que nous devons agir de toute urgence, tous ensemble, pour protéger les plus vulnérables. « Plus jamais ça » n’avons-nous cessé de répéter. Si cette phrase doit avoir un sens, c’est ici et maintenant pour la population du Darfour qui vit dans l'incertitude et la douleur et souffre des séquelles d’un conflit qui dure depuis près de deux décennies.
En ce qui concerne le rôle de mon bureau, je tiens à préciser que le mandat qui lui a été confié par la résolution 1593 du Conseil de sécurité se poursuit en ce qui concerne les violations du droit international qui relèvent de sa compétence, notamment le crime de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Toutes les personnes soupçonnées de commettre ces crimes seront poursuivies. Si au terme de l’examen qui aura été fait par des juges de la CPI il est déterminé qu’elles doivent être jugées, nous mettrons tout en œuvre pour qu’elles le soient par des juges indépendants et impartiaux.
Des enquêtes sont en cours, comme je l’ai indiqué, Monsieur le Président, Excellences, et je le dis clairement et je souhaite que chaque belligérant, chaque officier de commandement, chaque soldat muni d’une arme ou persuadé qu’il a le pouvoir de faire ce qu'il veut l’entende : tout acte de violence ciblant intentionnellement des civils, des individus, leurs maisons, leurs entreprises, en particulier les enfants et les femmes, est un crime en vertu du Statut de Rome et relève de la compétence de mon bureau. Les attaques perpétrées contre des écoles, contre des cargaisons d’aide humanitaire, des installations humanitaires doivent cesser. La souffrance qu’elles provoquent est telle que les mots ne suffisent pas pour la décrire. Cette réalité mérite que nous prenions un instant pour réfléchir et nous interroger sur le sort de ceux qui ne sont pas présents parmi nous aujourd’hui.
Le moment est venu, Monsieur le Président, de faire converger dans les faits les principes de la Charte des Nations Unies, les principes de Nuremberg, acquis de haute lutte, les obligations imposées par le Statut de Rome et votre propre autorité en tant que Conseil qui, en 2005, a déterminé que ces actes représentaient une menace pour la paix et la sécurité internationales.
Et cela ne vaut pas seulement pour les actes commis au Soudan. Toute personne qui aide, encourage ou ordonne, depuis un autre territoire, des crimes susceptibles d'être commis au Darfour sera également poursuivie.
La situation actuelle doit nous permettre de clarifier les choses, d’examiner les options juridiques dont nous disposons, mais aussi de nous interroger sur la responsabilité morale et juridique qui est la nôtre vis-à-vis d’une population qui se sent oubliée depuis près de 20 ans, et qui a le sentiment que le droit et les déclarations et résolutions de ce Conseil ne sont pas pris au sérieux et qu'ils ne sont pas le bouclier censé les protéger, comme l'exige la Charte.
Les enquêtes que nous menons portent également sur des allégations de pillages et d’exécutions judiciaires et extrajudiciaires, d’incendies de maisons, commises au Darfour-Ouest et au Darfour-Nord.
Les allégations que j’ai déjà mentionnées, qui figurent dans le rapport publié aujourd'hui par le Haut-Commissariat aux droits de l'homme, nous ont été confirmées par d’autres sources, notamment le rapport de la Mission intégrée des Nations Unies pour l’assistance à la transition au Soudan (MINUATS) ; je profite de l'occasion qui m'est donnée pour saluer le travail exemplaire de Volker Perthes, le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, et son soutien sans faille au cours de la période écoulée.
J'ai donné des instructions claires à mon bureau pour que priorité soit donnée aux crimes commis contre les enfants et aux violences sexuelles et liées au genre. Je ne peux pas garantir l'exactitude des diverses informations que nous avons reçues à ce stade. Mais nous avons d’ores et déjà entrepris d’explorer de nouveaux moyens, ingénieux et innovants, permettant de les vérifier et d’établir les faits avec certitude. Comme je l’ai indiqué lors de ma prise de fonction, je ne demanderai pas la délivrance de mandats qui n’ont aucune chance d’aboutir à une condamnation. Mais je veillerai avec mon bureau, si Dieu le veut, à ce que la justice ne soit pas seulement un sujet de discussion dans cette enceinte, mais qu'elle devienne enfin une réalité pour les civils et les personnes vulnérables dont les droits ont été bafoués.
Aujourd'hui, je peux également annoncer le lancement d’une nouvelle campagne publique, demandant et encourageant les civils, les membres des différents groupes, toute personne disposant d'informations à les communiquer à mon bureau par un canal sécurisé en utilisant le portail que nous avons mis en place.
En ce moment critique — c’est le moins que l’on puisse dire — en ce moment critique, il nous faut voir la réalité en face. Cette réalité nous saute au visage. Elle s’impose à ce Conseil. Elle s’est imposée au Soudan depuis bien trop longtemps.
Elle était prévisible. La question qui se pose maintenant est de savoir ce que nous allons faire.
Cette réalité, qui voit des enfants devenir orphelins, des femmes être violées et des bâtiments brûlés, est le résultat d'une absence de volonté qui dure depuis trop longtemps, malgré les rapports que moi-même et mes prédécesseurs avons présentés au Conseil, malgré le travail du Haut-Commissariat, de différentes organisations des Nations unies, et de la MINUATS plus récemment, et du manque de crédit qui a été accordé aux récits qui nous ont été faits par tant de nos frères et sœurs soudanais et darfouris de ce qu’ils ont vécu.
Elle découle, à mon sens, et je vous le dis tout à fait respectueusement, d'une incapacité fondamentale à reconnaître que la justice ne vise pas simplement à faire prévaloir les normes et principes du droit international public, voire à sanctionner les violations des principes essentiels de la Charte ; elle est et doit être, pour toutes ces raisons et ainsi qu’elle est conçue dans ces instruments, le fondement d’une paix durable, de la sécurité et de la stabilité.
Elle reflète, Monsieur le Président, un mépris total et un manquement aux engagements clairs qui ont été pris à plusieurs reprises par les gouvernements envers le peuple soudanais. On pourrait citer moult instruments et promesses qui n’ont pas été respectés, mais deux suffiront : l'accord de paix de Juba du 3 octobre 2020 et les engagements pris par le Gouvernement soudanais à mon égard et à l'égard de mon bureau en vertu du mémorandum d'accord signé le 12 août 2021.
En conséquence, mon Bureau est contraint d’examiner les moyens susceptibles de lui permettre de travailler plus efficacement, de manière à ne pas permettre que les erreurs du passé, l'obstruction, la non-coopération viennent saper les efforts entrepris pour que justice soit faite ou réduisent à néant l’action de ce Conseil et les espoirs placés en lui.
Il est indéniable que le non-respect des obligations juridiques internationales et l'absence de justice digne de ce nom pour les crimes graves commis au Darfour il y a 20 ans sont à l’origine de la souffrance qu’endurent tant de Darfouris.
Aujourd'hui, je demeure prêt à m'engager auprès de tous les acteurs de ce conflit afin d’éviter que le pays ne sombre dans une plus grande violence. Au cours des derniers mois, j'ai pris de nombreux contacts et adressé des messages aux dirigeants des différents groupes armés, au Gouvernement du Soudan et aux Forces d’appui rapide. J’entends continuer à le faire.
Deux conditions essentielles sont néanmoins requises. Il est impératif que les personnes impliquées dans les hostilités reconnaissent, même si c’est avec retard, qu'elles sont tenues de respecter leurs obligations en vertu du droit humanitaire international. Rien ne peut excuser ou justifier les actes intolérables qui consistent à viser les plus vulnérables et il n’y a pas lieu de tergiverser à cet égard. Les personnes impliquées dans les hostilités doivent communiquer et coopérer avec mon Bureau, à la fois en ce qui concerne les hostilités en cours sur lesquelles nous enquêtons et les crimes commis au Darfour par le passé. Nous redoublerons d'efforts pour faire en sorte de surmonter toutes les obstructions auxquelles nous sommes confrontés.
Alors que le ciel s'assombrit sur le Darfour et, de fait, sur le peuple soudanais, nous devons nous en remettre à la justice, car elle seule peut nous apporter la lumière. Ce n’est pas l’espoir ou une confiance aveugle qui doit nous guider, mais notre détermination, notre volonté et des décisions, des décisions qui marquent notre volonté de changer les choses et de ne pas reproduire les erreurs du passé.
Les signes d’espoir sont là. Au cours des six derniers mois, des progrès considérables ont été accomplis dans le procès ouvert à l’encontre d’Ali Kushayb (M. Abd Al Rahman). Les témoignages de 81 victimes ont été entendus par les juges de la CPI et la défense.
Une étape importante a été franchie. Je voudrais profiter de cette occasion pour féliciter mon équipe, les hommes et les femmes de mon bureau qui ont persévéré dans des circonstances très difficiles pour s'acquitter de leurs responsabilités avec honneur et intégrité et d'une manière extraordinairement efficace.
La voix des victimes a été entendue. Il y a peu, des victimes ont été appelées par leurs représentants à témoigner devant la Cour, alors qu'elles attendaient depuis 20 ans de pouvoir dire ce qu’elles avaient vécu.
Un exemple, si je puis me permettre, vaut la peine d'être évoqué, car il témoigne à la fois de la souffrance endurée ces 20 dernières années et de ce qui se passe aujourd'hui. Avec votre permission, je vais reprendre les paroles d'un témoin.
Je le cite : « Je voudrais dire que nous aimons la justice et que nous voulons la justice. Nous voulons que tous ceux qui ont transformé nos vies en humiliation, en souffrance et en épuisement répondent de leurs actes. Nous voulons que ceux qui ont ruiné nos vies rendent des comptes. Ils ont détruit notre avenir et celui de plusieurs générations. Aujourd’hui, je parle en mon nom et au nom de tous les réfugiés du Darfour présents partout dans le monde. Et je voudrais vous dire que nous voulons la paix. Nous voulons retourner dans notre pays. Cela suffit maintenant ».
Monsieur le Président, on ne peut être plus clair, plus sincère et plus simple pour décrire la réalité. Ce témoin a raison, il faut que cela cesse, une bonne fois pour toute.
La force de ce témoignage, sa tragique actualité, souligne le fait que le procès de M. Abd-Al-Rahman, malgré toutes les difficultés, se poursuit en dépit de l'intensification des hostilités. Son excellente gestion, je me dois de le dire, par les juges de la CPI, en fait le plus efficace et le plus efficient de l'histoire de la Cour.
Mais nous devons veiller à ce qu’il aille à son terme. J'appelle en conséquence le Gouvernement du Soudan à se joindre à moi, à fournir toute l'assistance nécessaire à la défense, aux représentants des victimes et à la Cour pour qu’il puisse aboutir, à l’issue de l’examen qui aura été effectué par les juges de CPI, à une décision finale.
Il nous faut montrer que nous ne nous contentons pas de paroles et de promesses. Il nous faut montrer que nous agissons. Ainsi que je l’ai dit, cela ne passe pas uniquement par des enquêtes approfondies et efficaces et encore moins par la délivrance de mandats d'arrêt pour lesquels chaque demande nécessite un examen minutieux de la part des juges de la CPI, mais par des procès permettant de déterminer ce qui relève de la vérité ou de la fiction, qui seuls pourront redonner confiance aux habitants du Darfour, les convaincre que leur vie a un sens et que les actes qu’ils ont subis ne resteront pas impunis.
J'ai dit, Monsieur le Président, à plusieurs reprises à ce Conseil que je ne voulais pas que les situations qui lui sont déférées ne deviennent des histoires sans fin. Je me suis efforcé de collaborer avec le Gouvernement soudanais en élaborant des feuilles de route et en proposant différentes options pour faire en sorte que la justice, quel que soit l’instance concernée, soit rendue d'une manière qui puisse satisfaire les objectifs du Conseil et l’exigence de justice.
Mais si les auteurs de crimes ont l'intention d'écrire d'autres chapitres, d'autres pages tragiques, nous ne fermerons pas le livre. Nous continuerons à lire et nous ferons tout notre possible pour que justice soit rendue et que l’impunité cesse. Car si nous n'y parvenons pas, je pense que les conséquences seront très graves. La question se posera, comme nous le voyons dans d'autres situations, de l’utilité de ce Conseil.
Et je ne m'excuserai pas, Monsieur le Président, pour cette dernière remarque. De nombreux acteurs de ce conflit — et c’est un musulman qui vous parle — de nombreux acteurs de ce conflit se disent musulmans. Je me permettrai de les rappeler à leurs obligations non seulement en vertu de la Charte des Nations Unies, de la résolution 1593, des engagements pris dans l’accord de Juba, des engagements pris dans le mémorandum d'accord qu'ils ont signé, mais également de la religion dont ils se revendiquent, à savoir l'Islam.
Ces obligations sont énoncées clairement dans le Saint Coran, sourate An-Nisa, chapitre 4, verset 135, qui précise, je cite : « [TRADUCTION] Agissez en toute justice et soyez impartiaux quand vous êtes appelés à témoigner, même si vous devez pour cela témoigner contre vous-mêmes, vos père et mère ou vos proches parents. Que celui contre lequel vous êtes appelés à témoigner soit riche ou pauvre. Et si vous produisez un faux témoignage ou refusez simplement de témoigner, sachez qu’Allah est parfaitement informé de vos agissements ».
Nous devons tous un jour rendre compte de nos actions. Et c'est une autre raison pour laquelle j'encourage chacun, quel que soit son rang dans les forces armées en conflit, ainsi que les civils, à dire la vérité et à saisir l'occasion qui leur est offerte de se placer du côté de la justice et de faire en sorte que la promesse formulée à maintes reprises par le Gouvernement soudanais, sans qu’elle ne soit jamais respectée, de mettre fin à l’impunité se réalise. Je pense que ce n'est qu'en faisant preuve d'humilité que nous pourrons tenir les promesses que nous avons faites depuis 2005.
Je vous remercie de votre attention.
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