New York
Monsieur le Président,
Mon Bureau présente son sixième rapport devant le Conseil de sécurité depuis qu’il a adopté la résolution 1970 par laquelle, agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, il a déféré la situation en Libye à la Cour pénale internationale. Mon Bureau se félicite de l’occasion qui lui est à nouveau donnée de présenter l’évolution de la situation en Libye et des procédures y afférentes engagées devant la Cour.
La Libye a parcouru un long chemin depuis le soulèvement de 2011 qui a ouvert la voie au peuple libyen pour bâtir de nouvelles fondations et se tourner vers un avenir plus prometteur. La nouvelle Libye a ainsi connu des succès notables, y compris la tenue des premières élections démocratiques depuis un demi-siècle ; cependant, le pays demeure confronté à des défis de taille. Sur le plan de la sécurité, la situation reste très instable et précaire comme en témoignent les attentats à la voiture piégée, ainsi que les enlèvements et les assassinats de responsables publics et des services de sécurité. Cette situation fort regrettable a bien évidemment empêché mon Bureau de mener ses activités d’enquêtes dans le pays. Nous espérons que les conditions s’amélioreront et nous permettront de poursuivre véritablement nos enquêtes et de les intensifier. Mon Bureau se félicite des initiatives prises en vue d’aider à la reconstruction de l’armée libyenne et des services de police et des services judiciaires du pays en vue de renforcer la sécurité de ce dernier et de l’ensemble du peuple libyen. Nous demandons à tous les États de soutenir la Libye dans ses efforts entrepris pour devenir une société véritablement démocratique où règne la sécurité et où les normes les plus élevées en matière de justice sont observées. Les Libyens ne méritent pas moins.
Monsieur le Président,
En ce début de siècle, la Libye souhaite devenir et incarner une société démocratique et stable qui respecte pleinement l’État de droit et punit les auteurs des crimes qui heurtent la conscience humaine. Bien que ces aspirations soient réelles et louables, elles ne sont pas encore pleinement réalisées. Certes, des avancées prometteuses ont été effectuées dans le pays : par exemple, le projet de loi visant à qualifier de crime de guerre le viol commis pendant un conflit armé représente un pas dans la bonne direction dont il faut vraiment se féliciter. À l’inverse, il reste très préoccupant que des milliers de personnes continuent d’être détenues dans le pays dans des conditions incertaines et que de multiples allégations apparemment fondées de tortures voire d’assassinats dans le cadre de ces détentions aient été rapportées. Mon Bureau partage en tout point les préoccupations de l’Organisation des Nations Unies selon lesquelles les choses ne pourront aller qu’en s’empirant si le problème n’est pas réglé aujourd’hui. Il incombe aux ministres de la justice, de l’intérieur et de la défense de l’État libyen d’accélérer le transfert des détenus dans des centres de détentions placés sous le contrôle des autorités du pays où ils pourront être inculpés dans le respect de leur droit à une procédure régulière ou alors relâchés s’il y a lieu. La torture et le traitement inhumain des prisonniers ne devraient pas avoir leur place dans la nouvelle Libye.
Les tensions latentes concernant la question des minorités à Tawergha sont tout aussi préoccupantes. Ces tensions et les perspectives de représailles pourraient raviver les violences dans le pays. Il convient de rappeler que, pour que la révolution réussisse, il est impératif que ses partisans prennent des mesures concrètes et immédiates s’ils ne veulent pas la condamner à l’échec. La Commission d’établissement des faits et de réconciliation qui doit être créée à la suite de l’adoption d’une nouvelle loi sur la justice transitionnelle doit rassembler toutes les parties dans l’optique de résoudre le problème sans plus tarder. Permettez-moi de vous rappeler qu’ordonner le déplacement de la population civile pour des raisons liées au conflit non justifiées par les impératifs militaires ou de sécurité constitue un crime à propos duquel le Bureau peut encore exercer sa compétence.
Monsieur le Président,
Comme je l’ai signalé à l’occasion du rapport précédent devant le Conseil, la Libye a adhéré au processus prévu par le Statut de Rome et choisi de collaborer avec la Cour. Les exceptions d’irrecevabilité soulevées devant cette dernière mettent à l’épreuve l’application des dispositions du Statut de Rome d’une manière jusque-là sans précédent. En participant activement aux procédures connexes engagées devant la Cour, la Libye fait figure d’exemple sur la façon dont les États peuvent invoquer la complémentarité pour protéger leur droit souverain à enquêter sur leurs ressortissants et à les poursuivre. Mon Bureau et le Gouvernement libyen ont âprement défendu en audience leurs positions respectives sur la question de savoir qui devait poursuivre les deux accusés libyens qui, selon nous, portent la responsabilité la plus lourde dans les crimes relevant de la compétence de la Cour commis sur le territoire libyen. Le 11 octobre, la Chambre préliminaire de la Cour a rendu sa décision sur la recevabilité de l’affaire Abdullah Al-Senussi et l’a déclarée irrecevable devant la CPI. En substance, elle a conclu qu’en l’espèce, la Libye remplissait les conditions requises par le Statut pour que mon Bureau mette fin à son enquête et à ses poursuites à l’encontre d’Abdullah Al-Senussi. Après avoir soigneusement étudié la décision en question, mon Bureau a conclu qu’il n’existait aucune base juridique pour interjeter appel. Si des faits nouveaux permettaient de remettre en cause les raisons pour lesquelles l’affaire a été jugée irrecevable, mon Bureau n’hésiterait pas à demander le réexamen de ladite décision.
Aujourd’hui, la Libye doit démontrer au monde entier que Monsieur Al-Senussi aura un procès véritablement équitable, impartial et rapide où tous ses droits et garanties fondamentales seront respectés, y compris le droit d’être défendu par le conseil de son choix. Il incombe en outre au Conseil et à la communauté internationale d’aider la Libye dans ce processus et de s’assurer que non seulement justice sera rendue mais qu’elle sera perçue comme telle.
En revanche, s’agissant de l’affaire Saïf Al-Islam Qadhafi, la Chambre préliminaire a estimé que celle-ci était recevable devant la CPI au motif que la Libye ne remplissait pas les critères juridiques requis pour pouvoir en conclure autrement. Dans les requêtes qu’il a déposées par la suite devant la Chambre, le Gouvernement libyen a sollicité un délai supplémentaire pour pouvoir présenter un complément d’informations et la Chambre examine actuellement cette question. En attendant, la Cour a rappelé au Gouvernement libyen son obligation de lui remettre M. Qadhafi.
Il est absolument crucial que le Conseil rappelle au Gouvernement libyen qu’il doit se conformer aux décisions de la Chambre même lorsque celles-ci n’abondent pas dans le sens souhaité par celui-ci, et l’exhorte à s’y plier. J’insiste sur le fait qu’il est capital que tous les États respectent et mettent en œuvre les décisions rendues par les juges de la Cour. Il est impératif que l’obligation de remettre à la Cour les personnes visées par des mandats d’arrêt soit respectée. Les considérations politiques n’ont pas leur place dans l’application impartiale et indépendante de la loi. Je prie instamment le Gouvernement libyen de remettre sur-le-champ à la Cour Saïf Al-Islam Qadhafi.
Monsieur le Président,
Bon nombre d’autres personnes auraient commis des crimes et/ou continuent d’en commettre en Libye depuis février 2011. Certaines sont encore dans le pays tandis que d’autres se trouvent à l’étranger où elles continuent d’user de leur influence pour déstabiliser le pays et constituent une menace pour les civils. La CPI n’est pas en mesure, à elle seule, d’enquêter sur tous ces crimes et d’en poursuivre les auteurs et la Libye ne saurait s’acquitter d’une tâche aussi ardue sans aucune aide. Les enquêtes et les poursuites menées respectivement par la CPI et le Gouvernement libyen contre quelques-uns ne doivent pas permettre au plus grand nombre de s’en tirer en toute impunité. Les efforts complémentaires conjointement déployés par ces deux institutions, qui bénéficient d’un soutien ferme et actif de la communauté internationale, sont par conséquent cruciaux pour mettre un terme à l’impunité dans ce pays.
À cette fin, mon Bureau et les autorités libyennes ont récemment conclu un mémorandum d’accord sur le partage des tâches dans le but de faciliter notre collaboration afin de nous assurer que les responsables présumés des crimes commis en Libye depuis le 15 février 2011 soient traduits en justice devant la CPI ou les tribunaux libyens. Tandis que mon Bureau axera en priorité ses enquêtes et ses poursuites contre ceux qui résident en dehors de la Libye et que les autorités de ce pays ne peuvent, dans une large mesure, atteindre, ces dernières enquêteront en priorité sur les suspects qui se trouvent sur leur territoire. Je suis également ravie de vous annoncer que mon Bureau et le Gouvernement libyen se sont engagés à collaborer dans le cadre de leurs enquêtes et de leurs poursuites en échangeant leurs informations, sous réserve du respect de leurs obligations en matière de confidentialité et de protection. Soyons très clairs, cet accord n’oblige pas la CPI ou les tribunaux libyens à renoncer à leur compétence respective et il ne s’applique pas non plus aux procédures judiciaires engagées dans l’affaire Saïf Al-Islam Qadhafi ou dans l’affaire Al-Senussi et n’a aucune incidence sur ces dernières.
L’appui du Conseil et de la communauté internationale sera crucial pour pouvoir remplir la tâche colossale consistant à recueillir les preuves qui permettront de faire la lumière sur le mode opératoire des réseaux responsables des crimes en cause. Entre autres choses, nous chercherons à obtenir la teneur d’écoutes téléphoniques et le fruit d’une surveillance prolongée de mouvements de capitaux afin de localiser les personnes visées par les enquêtes et de connaître leurs déplacements. Nous ne pouvons obtenir de telles informations sans le concours des États et nous comptons par-dessus tout sur leur coopération pour que ceux qui feront l’objet de mandats d’arrêt puissent être facilement arrêtés et remis à la Cour. Cette assistance est indispensable si nous voulons faire clairement savoir aux criminels en puissance de Libye et d’ailleurs que la communauté internationale les surveille et ne permettra plus que l’impunité ne soit pas réprimée.
Je considère que ce mémorandum d’accord constitue une solide marque de confiance dans les relations de travail entre mon Bureau et le Gouvernement libyen et j’ai bon espoir qu’il ouvrira la voie vers la fin du fléau de l’impunité en Lybie. J’estime que ce document traduit un engagement dans le bon sens du Gouvernement libyen en vue de demander des comptes, de rendre justice aux victimes de ce pays et, bien évidemment, de coopérer avec la CPI dans le cadre d’enquêtes et de poursuites menées dans d’autres affaires contre les principaux responsables des crimes les plus graves relevant de la compétence de la Cour perpétrés en Libye.
Monsieur le Président,
Je terminerai en rappelant que les défis que doit relever la Libye sont également les nôtres et nous participerons tous aux succès ou aux échecs des efforts déployés pour que justice soit rendue aux victimes de Lybie et que ce peuple vive en paix et en sécurité.
À cette fin, j’encourage une fois de plus les autorités libyennes à faire publiquement connaître la stratégie globale qu’elles comptent mettre en œuvre pour répondre aux crimes graves commis dans leur pays, quel qu’en soit l’auteur ou la victime. J’invite également les partenaires de la Libye à se montrer à la hauteur des défis que nous devons relever et à faire en sorte que non seulement la CPI mais aussi le Conseil remplissent efficacement leur mission. Je vous remercie de m’avoir écoutée.
Source: Bureau du Procureur
Vous pouvez également suivre les activités de la Cour sur YouTube et sur Twitter