Déclaration: 6 juillet 2018

Déclaration du Procureur de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, à la réunion en formule Arria sur les relations entre le Conseil de sécurité des Nations Unies et la Cour pénale internationale : succès, écueils et renforcement des synergies

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M. le Président,
Mesdames et messieurs les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies,
Mesdames et messieurs les représentants des pays membres des Nations Unies,
M. le Président de l'Assemblée des États parties et autres éminents participants,
Mesdames et messieurs,

Introduction

Permettez-moi tout d'abord d'exprimer ma gratitude à la Mission permanente du Royaume des Pays-Bas et aux États parties de la Cour pénale internationale (la « CPI » ou la « Cour ») membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (le « Conseil ») qui ont organisé cette réunion importante, et à tous les représentants des États et de la société civile ici présents ce matin.

La réunion en formule Arria d'aujourd'hui se tient à la veille de la commémoration du 20e anniversaire de l'adoption du Statut de Rome qui a institué la CPI. La célébration de cette étape importante constitue une occasion unique et sans précédent d'analyser les liens importants qui unissent mon Bureau et la Cour, dans son ensemble, au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Les rédacteurs du Statut de Rome et les États qui ont participé à l'élaboration de ce traité si crucial dans le cadre de la lutte contre l'impunité ont reconnu l'importance de ces liens dans le préambule du Statut en soulignant que les atrocités menaçaient « la paix, la sécurité et le bien-être du monde ». Ils ont en outre renforcé ces liens en dotant le Conseil du pouvoir de déférer des situations à la Cour et d'imposer des sursis à enquêter ou à poursuivre, en application des articles 13‑b et 16 du Statut, respectivement. En effet, en codifiant le lien entre le Conseil de sécurité et la Cour, les États, notamment des membres permanents de cette honorable institution ici présents, ont vu dans le Conseil un mécanisme important au travers duquel la compétence de la Cour pouvait être élargie pour atteindre les objectifs du chapitre VII de la Charte des Nations Unies et du Statut de Rome, et éviter que l'impunité ne gagne du terrain.

Les mandats respectifs de ces deux institutions, indépendants mais complémentaires, à savoir, pour la CPI, l'établissement des responsabilités pénales individuelles, en vue de contribuer à la prévention des crimes les plus atroces qu'ait connue l'humanité en période de guerre et de conflit et, pour le Conseil, la quête de la paix et de la sécurité internationales, sont au cœur de cette relation. 

Il est donc non seulement logique mais également nécessaire de multiplier les échanges entre la Cour et le Conseil pour permettre une plus grande convergence de leurs mandats qui se renforcent mutuellement. Or, force est de constater que les renvois de situations à la Cour par le Conseil ne suffisent pas à eux seuls pour obtenir les résultats conjugués tant attendus en matière d'obligation de rendre des comptes et de paix durable. La CPI a besoin d'un soutien plus ferme et concret de la part du Conseil. Il convient à cette fin d'identifier des synergies entre nos mandats respectifs et d'élaborer des méthodes de travail optimisées afin de réaliser le but commun aux deux institutions : prévenir la commission de crimes atroces qui menacent la paix et la sécurité internationales.

La note de synthèse distribuée en amont de cette réunion présente certains aspects cruciaux en vue de faciliter nos discussions. J'espère que cette initiative sera suivie d'échanges plus réguliers entre la CPI et le Conseil, au-delà de mes rapports semestriels sur l'état d'avancement des enquêtes de mon Bureau dans les situations déférées par le Conseil, à savoir le Darfour et la Libye.

Nous sommes réunis ici aujourd'hui dans l'espoir de redynamiser le débat de manière constructive sur les relations entre la CPI et le Conseil de manière globale et de participer à des discussions franches et libres sur des questions spécifiques découlant des renvois en question et même au-delà.

Il n'est pas question aujourd'hui de faire porter le blâme à qui que ce soit ou de se livrer à un quelconque opportunisme politique. Il s'agit de savoir comment le Conseil et la CPI, deux institutions de premier plan, peuvent coopérer utilement dans l'exercice de leurs mandats respectifs différents mais complémentaires.

Nous représentons un espoir pour les victimes d'atrocités en proie à des conflits dévastateurs à travers le monde, dans des communautés où le retour à la paix semble très difficile à atteindre depuis trop longtemps. Ces victimes espèrent que la logique froide qui domine les relations politiques sur la scène internationale ne les jettera pas dans les oubliettes de l'histoire, ou pire encore, qu'elle ne remettra pas en cause les valeurs communes à l'humanité ainsi que l'aspiration à la paix, à la stabilité et à la protection assurée par la loi face aux crimes les plus graves commis dans le monde. J'espère que nous serons à la hauteur de leurs attentes.

Situations et thématiques d'intérêt commun

Depuis le dernier débat public qui s'est tenu en octobre 2012, mon Bureau a considérablement étendu ses principales activités que sont les examens préliminaires, les enquêtes et les poursuites. Plusieurs d'entre elles sont menées dans des pays qui sont actuellement le théâtre de conflits armés, dont bon nombre sont à l'ordre du jour devant le Conseil.

Dans bon nombre de ces situations, les préoccupations mutuelles de la CPI et du Conseil portent notamment, mais pas exclusivement, sur les massacres, ainsi que les viols et les autres formes de crimes sexuels et à caractère sexiste commis à grande échelle, l'utilisation, ou plutôt l'exploitation, d'enfants dans des conflits armés, les attaques menées contre les soldats chargés du maintien de la paix, ainsi que celles dirigées contre des biens culturels. L'absence d'État de droit constitue un terreau fertile pour l'impunité. Les conséquences négatives des conflits armés débridés et infestés par la criminalité pour la société, les infrastructures et le développement des nations sont également notoires. En deux décennies en ce début de siècle, le monde est déjà marqué par des conflits insolubles où l'illégalité est la règle et les atrocités sèment sous nos yeux mort, désolation et vandalisme. Aujourd'hui, plus que jamais, il faut que la CPI et le Conseil coordonnent avec vigueur leurs efforts pour surmonter ces véritables épreuves qui marquent notre époque.

Pour ma part, afin de franchir certains de ces obstacles, depuis que j'occupe mes fonctions de Procureur, j'ai adopté des stratégies et promulgué des politiques, qui sont actuellement mises en œuvre et qui portent dans l'ensemble plus ou moins leurs fruits. En outre, la réorientation stratégique de nos enquêtes et de nos poursuites permet dorénavant à mon Bureau d'approfondir ses enquêtes et de recueillir des éléments de preuve fiables auprès de diverses sources. Un certain nombre de documents de politique générale publics, portant notamment sur les crimes sexuels et à caractère sexiste ou sur les enfants, ont été adoptés et sont mis en application. Ces politiques témoignent de la volonté de mon Bureau de traiter ces crimes graves dans le cadre légal du Statut de Rome, et visent à faire mieux comprendre comment nous menons ce travail. Nous espérons qu'elles inciteront les autorités nationales à poursuivre leurs efforts face à ces crimes et qu'elles les y aideront. Diverses parties prenantes, dont l'Organisation des Nations Unies (ONU), ont contribué à l'élaboration de ces politiques – collaboration qui doit se poursuivre au fur et à mesure de leur mise en œuvre.

La CPI plus généralement – à travers ses procédures en première instance et en appel – élabore également une importante jurisprudence dans certains de ces domaines. Ses Chambres se sont prononcées, par exemple, sur la responsabilité pénale de personnes impliquées dans des attaques menées contre des édifices consacrés à la religion et des monuments historiques, comme dans l'affaire Al Mahdi dans le cadre de la situation au Mali, ou de personnes qui avaient procédé à la conscription ou à l'enrôlement d'enfants soldats pour les faire participer activement à des hostilités, comme dans l'affaire Lubanga dans la situation en République démocratique du Congo. Ce travail a un impact sur le terrain, et permet d'ériger des normes. Il a également des répercussions bien au-delà de la sphère de compétence de la CPI, où son ombre ne cesse de planer. La démobilisation d'innombrables enfants au Népal à la suite de l'affaire Lubanga n'en est qu'une illustration.

La jurisprudence et les décisions de justice en cours d'élaboration peuvent présenter un intérêt pour d'autres acteurs, notamment ceux issus du système onusien, dont ceux qui sur le terrain travaillent sur des questions comme la gestion des conflits, ou des titulaires d'un mandat de l'ONU qui traitent de questions de préoccupation et d'intérêt communs.

J'encourage donc le Conseil à inviter les représentants de la Cour à participer à des débats consacrés aux thématiques que je viens d'évoquer, ou à d'autres questions jugées appropriées, où les compétences de la Cour et son expérience, de même qu'une meilleure connaissance de ses activités, peuvent apporter de la valeur ajoutée à ces discussions et aux questions complexes auxquelles est confronté le Conseil.

Coopération générale et complémentarité

Mon Bureau sollicite régulièrement la coopération d'organismes onusiens dans le cadre de l'Accord régissant les relations entre l'Organisation des Nations Unies et la Cour pénale internationale, notamment par la signature de mémorandums d'accord spécifiques avec les missions hors siège et les opérations de maintien de la paix, dans le but, entre autres, d'échanger des renseignements portant sur les contextes en cause ou les crimes commis et d'obtenir un soutien logistique.

Nous avons noué des relations de travail, avons partagé nos connaissances et les enseignements que nous avons tirés, notamment avec les tribunaux ad hoc établis par l'ONU et les cours spécialisées, comme tout récemment la Cour pénale spéciale en République centrafricaine. Les activités menées par des mécanismes nationaux dans le même temps que les enquêtes effectuées par mon Bureau devraient être reconnues, saluées et soutenues par le Conseil. La CPI peut, sur la base de ses expériences et de ses connaissances et en vertu des activités principales qui relèvent de son mandat, contribuer à mettre un terme à l'impunité en mobilisant les efforts déployés en matière de coopération et les réseaux à l'échelon régional et international. Le cas échéant et dans la mesure du possible, ces efforts peuvent également concourir au renforcement des capacités nationales et régionales afin de répondre aux atrocités commises.

Les examens préliminaires effectués par mon Bureau peuvent servir de catalyseur de sorte que les États s'acquittent des obligations qui leur incombent au premier chef au regard du Statut de Rome, et, dans le même temps, contribuer à déceler les lacunes, les obstacles et les contraintes qui entravent les procédures engagées à l'échelon national. Dans des situations telles que celle qui se rapporte à la Guinée, par exemple, les activités menées dans le cadre de l'examen préliminaire conjuguées aux efforts intenses déployés par l'ONU et d'autres acteurs, ont permis aux autorités concernées de répondre aux crimes présumés commis à grande échelle au cours des événements qui se sont déroulés le 28 septembre 2009 à Conakry.

Même dans les situations où la Cour doit exercer sa compétence au regard du Statut, mon Bureau contribue également au renforcement de l'harmonisation et de la conjugaison des efforts déployés pour mettre un terme à l'impunité, parallèlement aux réseaux établis par des organisations spécialisées et des services de police et judiciaires nationaux. 

Les contacts que nous avons établis avec des services de police et judicaires d'un certain nombre de pays s'agissant de la traite d'êtres humains en Libye illustrent bien ce point. Ils ont ainsi favorisé la collaboration de nos services en vue de réunir des renseignements et de les analyser et ont permis d'identifier les acteurs judiciaires qui étaient le mieux à même d'enquêter sur les crimes présumés et d'engager des poursuites contre leurs auteurs, ce qui a permis de créer une certaine symbiose.

Nous pouvons faire plus dans tous ces domaines avec l'aide et la collaboration du Conseil.

Monsieur le Président,

Si vous me le permettez, j'aimerais à présent vous faire part de certaines réflexions de principe à propos des situations que le Conseil a déférées à mon Bureau, et partager certaines idées sur la façon dont nous pouvons améliorer notre nécessaire coopération à cet égard. Il se peut que certaines de ces questions, qui se trouvent au cœur des relations entre la CPI et le Conseil, ne vous soient pas inconnues.

Position du Bureau du Procureur s'agissant des renvois et des moyens de renforcer la coopération

Soyons clairs, la décision de déférer ou non une situation à mon Bureau incombe entièrement au Conseil. Ni moi, en ma qualité de Procureur, ni la Cour d'une manière générale, ne sommes impliquées dans cette décision ou ne prenons position sur la question. Nous nous contentons d'appliquer le cadre juridique prévu par le Statut de Rome au moment où une situation nous est déférée. En effet, le Statut de Rome prévoit une procédure légale, qui débute par un examen préliminaire effectué par mon Bureau, et au cours de laquelle des situations peuvent être rejetées si les critères juridiques définis par le Statut pour ouvrir une enquête ne sont pas remplis. Les décisions de mon Bureau quant aux suites à donner ou non dans une situation donnée sont prises en toute indépendance et ne sont jamais influencées par des considérations politiques ou autres émanant notamment du Conseil ou d'un de ses membres.

Il sera impossible d'instaurer une paix durable et de rendre véritablement justice si les États n'acceptent pas que les résolutions adoptées par le Conseil leur imposent des obligations juridiques contraignantes au regard du droit international, dont le Statut de Rome constitue un pilier essentiel en matière de justice pénale internationale. La non-exécution par les États des décisions rendues par les Chambres de la CPI dans le cadre des renvois du Conseil ternit l'image et la crédibilité de nos deux institutions et encourage d'autres à continuer à commettre des atrocités et à menacer la paix et la sécurité.

Dans ce contexte, je suggère en premier lieu de nous remémorer les directives élaborées par le Secrétaire général de l'ONU en avril 2013 à propos des contacts avec les personnes visées par un mandat d'arrêt ou une citation à comparaître de la CPI. Elles peuvent servir de base à une démarche plus globale et plus cohérente que devraient adopter les États parties à la CPI et le Conseil.

Deuxièmement, le Conseil pourrait examiner la possibilité d'harmoniser les critères permettant de désigner des mécanismes de sanctions s'agissant de l'identification et du gel d'avoirs. Il conviendrait peut-être de permettre que le nom des personnes visées par un mandat d'arrêt de la Cour soit inscrit automatiquement sur une liste.

Troisièmement, je rappelle la nécessité d'adopter concrètement des mesures de suivi en réponse aux communications officielles émanant de la Cour et aux constats de non-coopération dressés par celle-ci, conformément à la proposition formulée à l'origine par la Nouvelle‑Zélande en décembre 2015. Il convient d'examiner la question de l'absence de réponses et de mesures concrètes de la part du Conseil à la suite des communications officielles faites par la CPI à propos du défaut de coopération de certains États. À ce propos, je rappelle que le renvoi devant le Conseil de tels constats est codifié dans le Statut de Rome. La conséquence raisonnable de tels renvois serait que le Conseil prenne des mesures pour y remédier. Il pourrait élaborer des directives qui l'aideraient à faire face à l'absence de coopération sur la base de tout l'arsenal des mesures dont il dispose dans toute sa panoplie d'instruments pour traiter de telles questions dans des situations analogues. 

Quatrièmement, conformément à l'article 115-b du Statut de Rome, l'ONU pourrait fournir des ressources financières à la Cour, sous réserve de l'approbation de l'Assemblée générale, en particulier dans le cas des dépenses occasionnées par la saisine de la Cour par le Conseil. J'exhorte ce dernier à démontrer sa volonté de soutenir l'action de la Cour, à faciliter un apport financier de l'ONU dans les deux situations qu'il a déférées à mon Bureau et à prendre au sérieux cette question pour toute future saisine de la Cour.

Cinquièmement et pour finir, je souhaite rappeler qu'il a été proposé de désigner un interlocuteur – ou un mécanisme permanent – chargé d'assurer la liaison entre le Conseil et la CPI en dehors des rapports semestriels concernant les situations dont elle a été saisie. Je considère qu'il s'agit là d'une mesure facile à prendre qui pourrait apporter une aide pratique considérable et présenter de nombreux avantages, et qui permettrait notamment d'assurer un suivi plus systématique des résolutions par lesquelles le Conseil a déféré des situations à mon Bureau.

Monsieur le Président,

En conclusion, les rapports interinstitutionnels entre la Cour et le Conseil sont non seulement codifiés dans le Statut de Rome mais constituent également une réalité concrète. Il est par conséquent impératif que nous réfléchissions davantage à la façon dont nous pouvons œuvrer ensemble en vue d'améliorer les méthodes de travail du Conseil et de générer des idées pragmatiques pour répondre efficacement aux problèmes qui se posent dans les situations déférées à la Cour. De manière plus générale, nous nous acquitterons mieux de nos mandats indépendants et complémentaires si nous sommes en mesure d'identifier des synergies et de les mettre au service de l'humanité.

Encore une fois, je vous remercie, Monsieur le Président, ainsi que tous les partenaires ici présents de nous avoir donné, à mon Bureau et à moi-même, l'occasion de nous exprimer devant vous. Je remercie en effet tous ceux qui sont présents aujourd'hui pour le temps et l'intérêt que vous nous avez accordés.

J'attends avec intérêt la tenue du débat qui s'ensuivra.

Je vous remercie.


Source: Bureau du Procureur | Contact: [email protected]