Déclaration: 19 septembre 2019

Déclaration du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale, à l’ouverture de l’audience de confirmation des charges dans l’affaire contre MM. Yekatom et Ngaïssona

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Durant les mois qui ont suivi le coup d'État du 24 mars 2013, un mouvement d'opposition a commencé à se mettre en place dans le pays. En réponse aux atrocités généralisées, les gens ont organisé leur propre défense, celle de leur communauté et de leurs familles contre le régime de la Séléka. Ces gens étaient aussi animés par une soif de vengeance et de revanche contre ceux qu'ils tenaient pour responsables des crimes de la Séléka et les présumés traitres qui avaient épousé sa cause, à savoir la population musulmane. Aux dires d'un combattant anti-balaka :

« Sous le régime de la Séléka, les gens se sentaient impuissants, ce qui a conduit à la création des Anti-balaka. C'est venu de partout, pas d'une personne en particulier. Au début, les gens ne faisaient que se rassembler pour se protéger. Quand les Séléka entraient dans les villages, ils tuaient les hommes, les femmes et les enfants. Certains garçons ont pu s'échapper et ont organisé leur défense. Sur cent Anti-balaka, chacun avait une bonne raison de rejoindre le mouvement. Ils peuvent vous dire ce que les Séléka leur ont fait pour qu'ils deviennent des Anti-balaka … »

Aux dires d'un autre, c'est le meurtre de sa mère qui l'a poussé à combattre :

« Quand j'ai entendu que ma mère avait été tuée et que son corps avait été laissé dans la rue, je suis parti voir mes frères et nous l'avons enterrée à côté de sa demeure. Quand quelqu'un tue votre mère, vous n'êtes plus la même personne. J'étais en colère et j'ai fait tout ce qui me venait à l'esprit, je ne pouvais pas pardonner. J'ai décidé de lancer un mouvement de rébellion. Quand ma mère a été tuée, cela m'a mis hors de moi et je voulais venger sa mort. »

De nombreuses victimes des crimes de la Séléka tenaient tous les musulmans pour responsables. Un témoin a dit :

« Les Arabes seuls là, ont tué ma mère, mon père … oh, c'est trop. C'est trop. Il faut […] les Arabes doi[ven]t quitter […] les Arabes doi[ven]t quitter […] la Centrafrique. Ici, c'est mon pays…. Tous les Arabes, n'importe. Mais sinon, je dois continuer [à] tuer même les Arabes, me venger. »

Traditionnellement, en République centrafricaine (RCA), les civils forment des groupes d'autodéfense fondés sur l'appartenance à la communauté. Ces groupes ont cours depuis longtemps dans la politique centrafricaine et peuvent au besoin être réactivés. M. Ngaïssona le savait pertinemment et, dans le contexte de l'espèce, savait qu'ils voulaient se venger des musulmans en raison des atrocités commises par les Séléka.

En exil, M. Ngaïssona et d'autres membres du cercle immédiat de Bozizé ont utilisé ces groupes. Ils ont exploité la soif de vengeance et la haine ressenties par ces gens, dans le but de créer une formidable force de frappe qui pourrait vaincre la Séléka, ce qui leur permettrait ensuite de reprendre le pouvoir — c'est ce que nous appelons le Plan commun stratégique.

Au vu des éléments que nous présenterons, M. Ngaïssona et les coauteurs des crimes en cause ont renforcé la capacité d'agir de ces groupes d'autodéfense coupés du monde – en leur fournissant des ressources et en coordonnant et facilitant leur action collective. Ce faisant, M. Ngaïssona savait que, dans le cours normal des événements, ces forces dont il a contribué à la formation et au développement s'en prendraient violement à la population civile musulmane de l'ouest de la Centrafrique et commettraient les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité reprochés aujourd'hui.

À compter de mi-2013, les rangs des Anti-balaka n'ont cessé de grossir au fur et à mesure que M. Ngaïssona les a encouragés, les a qualifiés de « libérateurs » et de « héros nationaux »et les a soutenus en tant que tels. Ils se voyaient comme des « sauveurs » libérant le peuple du régime sanguinaire de la Séléka et étaient perçus comme tels par les Centrafricains. M. Ngaïssona les appelaient ses « enfants ».

Au début, on célébrait l'arrivée des Anti-balaka. Un témoin précise :

« Les femmes faisaient du bruit avec leurs casseroles pour encourager les jeunes hommes. Elles chantaient : "Alla la, alla gaawe !" ce qui veut dire : "ils sont là, ils sont arrivés !" » en sango.

Mais rapidement, les Anti-balaka, comme les Séléka, ont commis des meurtres et ont persécuté les gens. Ils ont trahi les valeurs de lutte pour la liberté et l'espoir qui avait été placé en eux. Une personne de confession chrétienne a indiqué :

« Nous pensions qu'ils étaient venus nous libérer du joug de la Séléka. J'ignorais qu'ils avaient l'intention de s'en prendre aux civils musulmans. J'ai vite commencé à les craindre et à les détester car ils ont rapidement changé d'attitude. »

La nouvelle des attaques anti-balaka contre les musulmans s'est répandue dans tout le pays. Un autre témoin explique à ce propos comment certains ont refusé de partir : « ils ne pouvaient pas croire que leurs "frères" chrétiens se retourneraient contre eux ».

Cependant, le discours antimusulman de Bozizé et de son cercle immédiat dressant les chrétiens contre les musulmans assimilés à des partisans de la Séléka était bien réel. Les musulmans étaient perçus comme des « traitres », des « collaborateurs » – des « étrangers ». Les Anti-balaka ont pris tous les musulmans pour cible. Ils ont détruit les mosquées. Ils ont pillé et incendié leurs magasins et leurs maisons. Ils ont décimé les communautés en chassant les musulmans à une échelle sans précédent ; ils ont commis des meurtres ; ils ont violé des femmes et des enfants. La dure réalité pour les civils musulmans, c'était qu'il n'y avait plus de place pour eux en RCA, dans leur propre pays.

Dans le but de chasser la Séléka et de reprendre le pouvoir, M. Ngaïssona et d'autres membres du Plan commun stratégique ont renforcé la capacité des groupes anti-balaka à commettre les crimes en cause.

En tant que Ministre de la jeunesse, des sports, des arts et de la culture, M. Ngaïssona exerçait une certaine autorité et influence. Il encourageait les jeunes à prendre les armes. Il mobilisait et coordonnait des groupes sur le terrain. Il disposait d'une fortune et pouvait leur fournir des ressources. M. Ngaïssona a procuré des fonds aux Anti-balaka et a aidé à soutenir leur action et à leur procurer armes et munitions. Ces aides et d'autres contributions essentielles ont permis aux Anti-balaka de devenir une force capable de vaincre le régime de la Séléka – mais aussi, fait important, de commettre à une telle échelle des crimes d'une telle ampleur.

M. Yekatom a commandé l'un de ces groupes anti-balaka. Il se faisait appeler commandant « Rambo ». Son groupe et lui s'en sont violemment pris à la population musulmane de Bangui, de Boeing et d'autres régions du sud-ouest de la RCA. Ils chassaient les musulmans de ces secteurs. Ils les tuaient. M. Yekatom a lui-même commis des crimes.

M. Yekatom a armé et entraîné son groupe qui comptait des milliers d'hommes. Il a notamment dit à l'un de ses soldats : « l'objet de la formation était de faire en sorte [qu'ils puissent] tuer des musulmans et des Séléka ». Ses soldats obéissaient. Ils exprimaient ouvertement leur intention de « massacrer » la population musulmane.

Un témoin, un musulman centrafricain, a comme de nombreuses autres victimes dû fuir de chez lui lors de l'attaque décisive menée le 5 décembre 2013 par les Anti-balaka à Bangui. MM. Ngaïssona et Yekatom sont tous deux accusés de crimes résultant, entre autres, de cette offensive coordonnée.

Ce témoin décrit ce qu'il a vu par un trou dans le mur de sa propriété :

« Entre 8 et 9 heures, les Anti-balaka pourchassaient un musulman qu'ils ont rattrapé sur la route devant ma maison. Les agresseurs criaient : "C'est un Arabe". J'entendais cet homme appeler à l'aide mais les Anti-balaka l'ont frappé et l'ont tué … J'ai vu son corps sur la route … J'appelais partout à l'aide pour mettre ma famille en lieu sûr hors du quartier … J'avais peur pour ma famille et je voulais à tout prix la mettre à l'abri… Je pense que nous n'avions d'autre choix que de fuir mon quartier. Si nous étions restés à la maison, nous aurions tous été tués. »

Ces violences commises contre les musulmans étaient voulues par les Anti-balaka et elles se sont répétées dans les provinces de l'ouest du pays.

Les Anti-balaka allaient de village en village dans des convois armés, ou à pied, et tuaient et pillaient sur leur passage. De vastes secteurs du pays ont été vidés de leur population musulmane qui a été chassée ou a dû fuir.

Craignant pour leur vie, de larges groupes de déplacés musulmans ont quitté leur ville et leur village. Ils ont fui où ils pouvaient, même dans les pays voisins. Ces hommes, ces femmes et ces enfants désarmés étaient extrêmement vulnérables, n'avaient aucune protection et étaient souvent exposés au danger et pris pour cible au cours de leur périple désespéré en quête d'un lieu sûr.

Les hommes étaient souvent séparés des femmes et des enfants. Loin des hommes de leur famille, les femmes étaient particulièrement vulnérables. Elles ont subi des violences en raison de leur origine ethnique, y compris des violences de nature sexuelle sous les formes les plus dégradantes et humiliantes. Des civils sans défense se retrouvaient face à des soldats anti-balaka qui savaient qu'ils pouvaient agir presque en tout impunité. Une jeune musulmane était dans un de ces groupes qui a fui l'attaque des Anti-balaka pour se réfugier avec son imam. Quatre membres de sa famille sont morts pendant leur périple. Seule dans une maison abandonnée où elle s'était cachée, elle s'est retrouvée face à cinq soldats anti-balaka. Pendant qu'ils la violaient, elle leur a dit: « Je préférerais être tuée. »

Nombre de ceux qui n'ont pas fui ou qui ne pouvaient pas fuir de leur quartier se retrouvaient piégés dans des enclaves qu'ils ne pouvaient quitter sans risquer leur vie. Certains qualifiaient ces enclaves de « prison à ciel ouvert ». Ceux qui s'y trouvaient y mourraient souvent de faim ou de maladies évitables.

M. le Président, Mme le juge, M. le juge,

L'attaque des Anti-balaka contre les musulmans dans l'ouest de la RCA, à Bangui ou en province, n'était pas le fruit du hasard. Elle n'avait rien de spontanée. Au vu des éléments de preuve, elle couvrait un vaste territoire et une longue période. Elle poursuivait une politique et un objectif communs bien précis, qui consistaient à s'en prendre violement à la population musulmane et à ses partisans présumés.

Les Anti-balaka formaient une milice organisée et efficace, avec M. Ngaïssona à la tête de la coordination nationale de ce groupe.

Les membres de la hiérarchie anti-balaka pouvaient pleinement communiquer entre eux. Les « commandants de zone » anti-balaka (les « comzones ») recevaient leurs instructions quant aux attaques planifiées, et rendaient compte à la coordination nationale des questions disciplinaires, de leurs positions et du déroulement des attaques.

Des soldats de métier renforçaient les rangs du groupe et étaient utiles à la mise en œuvre des plans communs stratégique et opérationnel. M. Yekatom et son groupe ont joué un rôle important dans ces plans. Ce dernier était un chef militaire disposant de milliers d'hommes sous ses ordres et la structure de son groupe était quasi-militaire. Il était craint et respecté et ses hommes obéissaient à ses ordres.

Que ce soit sur le terrain ou à distance, MM. Yekatom et Ngaïssona savaient que les crimes en cause avaient lieu ou se produiraient dans le cours normal des événements.

Tous deux savaient que le recrutement des troupes, les opérations et le déploiement de soldats animés par la haine et la vengeance contre les musulmans seraient dirigés non seulement contre les Séléka armés, mais aussi contre les civils musulmans.

Ils savaient que des enfants de moins de 15 ans prendraient part à ces attaques. Ces enfants, enrôlés et utilisés dans le cadre d'hostilités, étaient également traités de façon inhumaine et victimes de violences.

Des enfants recevaient l'ordre de commettre des crimes contre des civils. L'un d'eux raconte ce qu'il a enduré au sein des Anti-balaka et notamment ce que leurs chefs faisaient quand ils « attrapaient un Arabe vivant » :

« Ils nous donnaient l'ordre de le poignarder.… Les […] chefs de section nous ordonnaient de le poignarder ou de lui couper les oreilles. Lorsque le prisonnier était épuisé, on creusait une tombe peu profonde, à peu près de la taille d'un genou, on l'y mettait et les chefs venaient le tuer … »

Ces enfants exploités, violentés et contraints de participer à des atrocités – sont victimes des crimes de MM. Yekatom et Ngaïssona. Ils font partie des innombrables Centrafricains montés les uns contre les autres pour servir les intérêts politiques des puissants.

M. le Président, Mme le juge, M. le juge,

Les charges présentées devant vous aujourd'hui sont graves et les éléments de preuve fournis à l'appui justifient leur confirmation.

Les musulmans de la République centrafricaine ont été victimes d'une terreur impitoyable. Accusés de complicité avec la Séléka, ils ont été persécutés par un groupe armé violent qui voulait leur élimination.

Au vu des éléments qui vous sont présentés, il existe des motifs substantiels de croire que M. Ngaïssona est responsable des crimes qui lui sont reprochés. Il a joué un rôle clé dans le Plan commun stratégique et y a apporté une contribution essentielle. Il a contribué à son élaboration et à sa mise en œuvre – en organisant et coordonnant les chefs et les comzones anti-balaka et en dirigeant des dizaines de milliers de soldats de ce mouvement. Il jouissait d'un statut, d'une autorité et d'une influence qu'il exerçait sur ces groupes à Bangui et dans les provinces de l'ouest du pays.

Au vu des éléments de preuve présentés, il existe également des motifs substantiels de croire que M. Yekatom est responsable des crimes perpétrés par les hommes qui opéraient dans les secteurs qu'il contrôlait. Pour mettre en œuvre son Plan commun opérationnel et remplir l'objectif commun à tous les crimes reprochés aux Anti-balaka, M. Yekatom a déployé des soldats qu'il a commandés dans le cadre des violences dirigées contre la population civile musulmane. Il n'a pas empêché les crimes commis par les hommes qui relevaient de son commandement et de son contrôle effectifs et n'a pas puni ces derniers alors qu'il savait qu'ils les commettaient ou qu'ils étaient sur le point de le faire. Qui plus est, il a ordonné des crimes et en a commis personnellement.

M. le Président, Mme le juge, M. le juge,

Patrice Édouard Ngaïssona et Alfred Yekatom doivent répondre de leurs actes dans le cadre d'un procès.

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